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Le puits à bébés

Sur la route d'Altkirch, devant le Spiegeltor - la porte du Miroir - habitaient autrefois deux sœurs qui ne se ressemblaient pas du tout. La gentille était plutôt laide ; la méchante aurait été jolie sans l'expression désagréable de son visage ; son caractère était en tout point semblable à celui de sa mère. Aussi était-elle sa chouchoute.

Sa mère l Façon de parler ] En réalité, il s'agissait d'une vieille qui avait puisé deux enfants dans le Baexerbmnnen - le puits à bébés - à côté duquel elle logeait. Elle avait besoin de deux servantes et, sans tenir compte de leur âge, elles les
aurait toutes deux traitées en esclaves, si elle ne s'était pas entichée de l'une d'elles dont elle appréciait l'esprit dur et malfaisant. Quant à la douceur et à la bonne volonté de l'autre, elles l'agaçaient, tout simplement.

La méchante était traitée en enfant gâtée. Pour elle, les robes de soie, les béguins brodés ; pour elle, les plus belles poupées; pour elle, les Lebkueche et les Spingerle - pains d'épice et pains d'anis - ; pour elle, les fêtes et les jeux.

Avec les enfants du voisinage, quand ils jouaient aux petits moutons, c'était toujours elle la bergère, celle qui commande, ou le loup, celui qui poursuit. Quand ils chantaient la ronde de Lunzi :

Lunzi vient, Lunzi vient !
II va en frapper un.
Il le frappe, il le frappe !
On l'attrape, on l'attrape !


si elle était Lunzi, elle avait mis un caillou dans le nœud de son mouchoir et tapait ses camarades avec, de toutes ses forces. Les plus petits se mettaient à pleurer et ne voulaient plus revenir, mais la vieille allait les chercher et les Spingerle et les Lebkueche leur rendaient le sourire.

L'autre soeur aurait bien aimé jouer, elle aussi. Mais à elle incombait toute la besogne de la maison, balayer, éplucher, tirer Veau du puits, donner leur pâtée au chat et au chien. A vrai dire, c'était la tâche qu'elle préférait : au moins, quand elle s'occupait d'eux, le chat ronronnait, le chien lui léchait les mains, alors qu'elle n'avait pour salaire, de sa sœur et de sa mère, que des reproches et des taloches. Si elle avait terminé son travail, vite on lui mettait dans les mains une quenouille et un fuseau. La quenouille était presque aussi grosse qu'elle, le fuseau trop renflé pour ses doigts ; mais elle devait filer, filer jusqu'à la nuit tombée et au-delà, filer sans pouvoir aller se coucher, filer jusqu'à en avoir mal aux bras.

Un après-midi, elle s'était installée dans la cour avec sa quenouille. Assise sur la margelle du puits, tout en filant, elle écoutait sa sœur jouer aux devinettes avec ses amies.

Celle-ci était en train de demander :
- Qu'est-ce qui court autour de la maison en donnant
de grands coups comme ceci : pitchi ! pitchi !
- C'est la chèvre !
- Non.
- C'est le chien !
- Non.
- C'est le vent ?
- Oui, c'est le vent.
- Alors, c'est à mon tour de poser une question, dit celle
qui avait deviné. Quelle est la petite étable remplie de petits
moutons blancs, où il n'y a ni pluie, ni neige, ni vent, mais qui
est toujours mouillée ?

Un long silence lui répondit. La petite fileuse aussi réfléchissait. Puis elle sourit ; elle connaissait la réponse : c'était la bouche. Mais elle était bien trop modeste pour prendre la parole ; d'ailleurs, sa sœur, furieuse de ne rien trouver, l'en aurait empêchée.
- Je ne sais pas, finit par dire celle-ci de mauvaise grâce.
On me donne des devinettes trop compliquées. Ce n'est pas
de jeu.
- Bon, je vais en poser une facile. Qu'est-ce qui a une tête
sans cheveux, avec son cœur au milieu ?

Toutes les fillettes se taisaient. Soudain, le visage de la fileuse s'éclaira. C'est l'œuf, faillit-elle crier en brandissant sa quenouille. Elle se retint à temps de parler, mais la quenouille lui échappa et tomba dans le puits.
La petite resta sans mouvement. Puis elle éclata en sanglots.
- Qu'est-ce qu'elle a ? demandèrent les autres en
l'entourant.

- Oh, elle a encore fait une bêtise, dit dédaigneusement
sa sœur. Maman la grondera. Maman ! Maman !

La vieille accourut, cria, gesticula, frappa et finit par pousser l'enfant dans le puits.
- Et tâche de la retrouver, ta quenouille ! Et n'essaie pas
de remonter sans elle !

La petite fille tombait. Elle tombait lentement, comme si de grosses vagues molles et parfumées s'étaient emparées de son corps, le soutenaient au long de sa chute, le déposaient avec douceur au fond du puits. Ce n'était pas le fond du puits, il n'y avait pas d'eau, il n'y faisait ni froid ni sombre. C'était un jardin merveilleux. Elle marchait sur une herbe épaisse, étoilée de myriades de fleurs, ombragée par des cerisiers, des pommiers, des poiriers, des noyers, chargés de fruits. Sous ses pas bondissaient toutes sortes de petits animaux, souris des champs, oiseaux, lapins, écureuils. Et quand elle levait les yeux, elle voyait voleter dans les branches des dizaines, des centaines d'enfants, des
bébés rosés et potelés.

Ils se posaient un instant, s'envolaient, se poursuivaient avec de petits cris joyeux, se perdaient très loin au-dessus des branches, dans l'infini du ciel bleu.
- Le puits à bébés, murmura la fillette en joignant les
mains avec extase. Oh ! comme je voudrais jouer avec eux.

A cet instant, plusieurs petits s'approchèrent d'elle, puis allèrent se cacher derrière les feuilles en l'invitant à les suivre. Ils jouèrent ainsi longtemps, à cache-cache, à chat perché, àJacques a dit et à Lunzi, mais chaque fois que l'un d'eux frappait le dos de l'autre du nœud de son mouchoir, une rosé ou une pivoine s'épanouissaient. Quand ils eurent assez de fleurs, ils les tressèrent en une couronne qu'ils posèrent sur la tête de leur nouvelle amie. Puis ils s'envolèrent. Et elle, qu'on avait toujours trouvée laide, était devenue jolie ; mais elle ne le savait pas. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle n'avait jamais été aussi heureuse.
- Je voudrais rester toujours ici, murmura-t-elle.

Et d'un seul coup elle se rappela sa vie sur la terre et le drame de la quenouille. Elle l'avait oubliée. Elle l'avait mal cherchée. Elle ne la retrouverait pas. Qu'allait-il lui arriver ?
Est-ce qu'on allait encore la punir et la battre ?
Elle se remit à pleurer.
Alors, pour la consoler, les arbres s'inclinèrent vers elle en lui disant :
- Tends ton tablier.

Et ils lui donnèrent leurs meilleures pommes, leurs poires, leurs noix et leurs cerises, tous les fruits de l'automne et du printemps mêlés, et bien d'autres encore dont elle n'avait jamais entendu parler. Elle avançait ainsi chargée et recommençait à sourire, quand une dame s'approcha d'elle et lui dit :
- Viens avec moi, d'une voix si douce que la petite la sui-
vit avec confiance.

En route elle lui conta toute son histoire, comment la méchante vieille la forçait à travailler, la nourrissait mal et même l'empêchait de dormir.
- Mais j'ai tort de me lamenter, ajouta-t-elle, et le vieux
Hans qui mendie au coin de la rue est bien plus à plaindre
que moi.
- Ici, tu pourras manger et dormir autant que tu voudras,
dit la dame, et elle l'emmena dans le palais qui s'élevait au fond du jardin.

- Veux-tu dîner avec les maîtres du palais ou en compa-
gnie des chiens et des chats ? demanda-t-elle à la petite fille.
- Les maîtres de ce beau palais... Je n'oserais pas. Je pré-
fère manger avec les chiens et les chats. J'ai l'habitude.

Pourtant la dame la fit dîner avec les maîtres, l'Ondin et son épouse.
Ils reçurent l'enfant avec beaucoup de gentillesse, lui offrirent des mets délicieux dans de la vaisselle d'argent. Ils la questionnèrent courtoisement et elle, oubliant sa timidité, répondit sans se faire prier. Ensuite, ils lui proposèrent des charades, elle leur posa des devinettes, ils chantèrent en chœur des chansons. Bref, le repas fut très gai.

Puis, la dame la conduisit dans une jolie chambre, la coucha dans un petit lit et la borda elle-même dans des draps de soie.
Le lendemain, quand la fillette s'éveilla, un joyeux rayon de soleil éclairait la pièce. « II doit être tard», pensa-t-elle et elle se leva d'un bond.
La dame l'attendait avec la quenouille et toutes sortes de cadeaux.
- Veux-tu monter dans ce carrosse pour rentrer chez
toi?
- Oh non, c'est trop beau pour moi. Que diront les gens
du quartier ?
- Tu préfères cette vieille charrette ?
- Oui, madame... Je suis prête.

Mais la dame la fit monter dans le carrosse d'or tiré par deux grands chevaux blancs. Sur son passage, les animaux et les arbres faisaient la révérence, les bébés qui voltigeaient lui
envoyaient des baisers. Enfin, la petite arriva devant le Spiegeltor, à côté du Baexerbrunnen. Justement, la vieille se tenait sur le pas de sa porte avec son enfant préférée.

D'abord, elle ne comprit pas pourquoi ce luxueux équipage s'arrêtait devant chez elle, et elle ne reconnut pas la personne bien habillée qui sautait du marchepied. Puis elle se rendit compte que c'était sa propre fille, la mal-aimée, et qu'elle tenait au creux de son tablier des fruits d'argent et d'or.

La vieille voulut s'en emparer, mais les fruits lui échappèrent et roulèrent de-ci de-là ; jusqu'au moment où elle y renonça. Alors, ils revinrent d'eux-mêmes se nicher dans le
tablier.
- Cela m'est égal, dit la vieille, j'en aurai tout de même.
Et se tournant vers l'autre fillette :
- Tu vas faire comme ta sœur et me rapporter des tré-
sors. Je te descendrai dans le seau au fond du puits.
- Moi... moi... descendre là... Je ne veux pas. Je salirais ma
robe et mes souliers, protesta l'enfant gâtée.

Et comme elle résistait en s'arc-boutant à la margelle du puits, la mégère la poussa dedans, sans ménagement.
Mais la vaniteuse petite fille ne rapporta ni argent ni or : elle dîna avec les chiens, dormit avec les chats et rentra chez elle sans cadeau, sans rien, dans la vieille carriole brinquebalante.

Si, à votre tour, vous désirez descendre dans ce puits, pour y chercher un trésor ou un bébé, faites attention. Il y a bien eu autrefois une porte du Miroir - ou Spiegeltor - qui d'ailleurs a donné son nom à une avenue d'aujourd'hui.

Mais les vieux Mulhousiens vous le diront : le Baexerbrunnen n'a jamais existé que dans l'imagination des conteurs.

Françoise Rachmul

 

 

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